Petits papiers - Extraits

1001 PETITS PAPIERS

LE ROMAN

1

Ce matin là, le monde s’éveilla autrement

Beyazit, cette région de Turquie, peu sûre il est vrai, était pour moi le seul lieu qui véritablement m’apaisait et me reposait après de longs voyages en quête de mes origines. Même si les femmes en niqab n’y étaient pas vraiment en odeur de sainteté, un habit paysan ou quelques pièces de monnaie, me permettaient de me promener assez facilement à la rencontre des tribus nomades dans la campagne du Mont Ararat - pas vraiment surveillée en dehors de la zone frontalière - vers le cratère de la météorite de 1892 ou près de Dogubeyazit avec un vieux taxi, au palais d'Ishak Pasa, harmonieux mélange architectural et ornemental d’influences perse, arménienne, géorgienne, seldjoukide et ottomane où je cherchais quelques traces du passage d’Ella Maillart, et d’Annemarie la mère de mon arrière grand-mère. J’aimais m’asseoir sur leurs pas dans la spirale fraîche de l’escalier du minaret de la vieille mosquée près d’une fenêtre ouverte sur le mont Ararat. Elles étaient venues là, amoureuses d’elles-mêmes et de voyages - Ella, malade de découverte, Annemarie malade de drogue - cheminant vers l’Afghanistan mon pays natal.
Combien de sources de joie me donnaient ces pensées ouvertes sur ma généalogie, et que d’espérance, dans ce livre que j’écrivais, pour me libérer de ce pesant fardeau enrobant mon corps des pieds à la tête depuis ma naissance.
Je pensais à cette chronologie plus ou moins exacte, tous ces faits tragiques de ma famille et les vies improbables de mes ancêtres qui jalonnent cette histoire, à l’importance de situer le lecteur la lectrice dans le temps, mais comment arriver à cela quand les djinns s’en mêlent ? :

 

[i] Ella Maillart, La voie cruelle, 1945, Payot voyageurs, 1987.

2
Écoutez bien ! Un jour deux jours, ici et là-bas

Écoutez bien !
- Il s’était assis et le fixa longuement dans les yeux :

- Souleymani… Kirkouk… je suis venu… je suis né. Je suis parti… grand problème… la famille d’une femme… 2013 à 2015… j’étais chauffeur de taxi… après avec une fille… tous les jours je parle… le frère… la famille me fait problèmes… famille traditionnelle… ne voulait pas… c’est comme çà au Kurdistan… très dangereux… je parle pour mariage et ils ne veulent pas… comme Kabile… pas la même famille… ils ne peuvent pas se marier… maintenant… mariée avec un cousin… tous les soirs une voiture… avec 3 à 4 personnes… armées viennent devant chez moi… j’ai peur…

Jose, en bon journaliste sort son enregistreur, lui fait signe, il accepte d’un signe de tête.
- Pas problème…
- Pourquoi ne pas rester en Turquie ?
- Trop difficile… tous les soirs… 10h… je vois beaucoup personnes… pas de police, elle ne vient pas… difficile.
En Europe… plus tranquille. Irak… police… se mêle pas des histoires de famille… dangereux pour moi… c’est comme çà.
J’ai pris l’avion… Istanbul, 5 jours… bateau 63 personnes avec passeur… long 9m… jusqu’en Grèce. Puis… acheté ticket… un grand bateau vers la Grèce, port de Pirée en bus 35€ jusqu’à Athènes…
Puis Serbie, Croatie, Slovénie…

À l’évocation de ce bateau et des pays traversés, Jose à la vision de ce navire de Fellini qui recueille des réfugiés serbes, naufragés fuyant la guerre en 1914. Quittant le port de Naples, le navire vogue vers l’île natale de la Diva Tettua. À bord tout un aréopage de la société artistique lyrique internationale qui va assister à l’envol de ses cendres dans la mer Égée.

- Germany… en train, cher… cher… souvent… donne-moi 100€… donne-moi 100€…  reprend Rostam dont la voix sort Jose Cortina Virella de sa rêverie lyrique fellinienne.
- Un jour… j’habite Germany… je viens à Paris… puis Calais… 11 jours pour arriver à Calais… 3 mois à Calais… La jungle.
- Pourquoi on dit la jungle ?

 

[i] “La nave va” film de Federico Fellini. Septembre 1983

 

 

 

Lilith3Photographie: Série Lilith
(extrait) 
Monique Corriol
https://abeylia.fr/

 

LilituLilith
La Plaque Burney (période paléo-babylonienne), une représentation de Lilith pour la cause féministe, sujet à controverses. (British Museum, Londres)

 

 

 

3
Lilith

Autour de la table de la Tchatche, les discussions allaient bon train sur le sujet du « voile », ce terme générique approximatif, galvaudé par les médias et les politiques extrémistes, qui pouvait prendre plusieurs sens et plusieurs applications selon les pays, cultures, religions et leurs dirigeants dominateurs.

- C’est une pratique millénaire disait l’une.

- Dans toutes les cultures disait l’autre.

- Regarde ces sœurs catholiques passer.

- Elles ont pris le voile.

- Oui, mais ce n’est pas sur les yeux.

- Alors ce n’est pas un voile…

- Qui a décidé çà ?

- C’est la Bible.

- Non, le Coran.

- Le Talmud.

- Qui a écrit ces livres ?
-…

- Les hommes ?

-…

- Les dieux !

-…

- Quels dieux ?

- Écoutez ça : « Si une femme n’est pas voilée, qu’elle se coupe aussi les cheveux. S’il est honteux pour une femme d’avoir les cheveux coupés ou d’être rasée, qu’elle se voile. L’homme ne doit pas se couvrir la tête, puisqu’il est l’image et la gloire de Dieu, tandis que la femme est la gloire de l’homme. En effet, l’homme n’a pas été tiré de la femme, mais la femme a été tirée de l’homme ; et l’homme n’a pas été créé à cause de la femme, mais la femme a été créée à cause de l’homme. C’est pourquoi la femme, à cause des anges, doit avoir sur la tête une marque de l’autorité dont elle dépend. » (Paul - Épître aux Corinthiens)

- Tiens donc !

-…

- Tu n’as pas entendu parler de Lilith ?

-…

- Lilith ?

- Lilith ? C’est le diable en femme !

- Elle est sortie de la glaise en même temps qu’Adam.

- Alors quoi, égale de l’homme ?

- Alors le foulard sur la tête, le voile devant les yeux, le hidjab, la mantille, le niqab, les coiffes, le tchador, la robe de bure, la burka, les cornettes blanches ?

- Tout ça c’est du vent !

- Du vent ? Une vraie tempête, tu veux dire, une tornade, un ouragan permanent qui s’est abattu sur nous.

- Et qui est resté !

- Sur nous ?

- Ben, nous, les femmes.

- Et la mantille espagnole ?

- Ce sont les catholiques extrémistes.

- Tout ça c’est des histoires pour nous dominer !

-…
Après un moment de silence, quelqu’un rajouta :

- Tu sais que les femmes doivent se voiler la face devant le pape des catholiques ?

- Avec une burka ?

- Mais non, idiote, juste le foulard sur la tête !

- Et les hommes ils mettent le béret ?

4
De si petites choses pour détruire l’Humanité

- Tu sais ce qu’a raconté l’Hakawati ensuite ? lui dit Tahmineh alors qu’ils étaient installés sur une hauteur du nuage, un gros cumulonimbus très dense, prêt à crever en pluie.
-…
- Il a repris la parole après avoir tapé sur la table avec sa canne. Le public avait envahi les alentours, on dressa un écran géant dans la rue et de nombreux haut-parleurs pour que tous ceux et celles qui ne pouvaient entrer puissent entendre son récit.

Gahâlidé Sémouzâh le savait bien mais il aimait l’écouter parler, assise près de lui, comme Shéhérazade qui, pour sauver sa vie racontait sans cesse toutes les nuits une nouvelle histoire au sultan Chahriar, le roi de Perse.
Ils s’étaient retrouvés plus tard, bien plus tard après les évènements de Souleymanié, comme le font les djinns humains, tous les millénaires, redevenant esprits pour quelque temps.

Un jour deux jours, ici et là-bas… Écoutez bien !
- Il commençait toujours ainsi ses histoires, tout en frappant fortement sur la table la plus proche, faisant sursauter son public de l’Al Nowfara venu l’écouter.
Écoutez bien !
- On raconte que les chefs d’États de tous les pays s’étaient réunis à l’hôtel Titanic, le grand hôtel 5 étoiles de Souleymanié, pour l’anniversaire des premières discussions sur la paix. Soixante-quinze ans déjà que les chefs d’États se retrouvaient tous les ans pour parler de paix, et les guerres faisaient rage plus que jamais dans de nombreuses régions du monde. Ils parlaient aussi depuis les années quatre-vingt - de leur siècle chrétien N°20 - mais sans vraiment d’enthousiasme, des mesures à prendre pour réguler le climat, bien que dans les pays de conflits on ne se préoccupe guère en général du réchauffement climatique et du grand trou dans l’atmosphère. Préserver sa vie avant tout bien entendu, mais finalement dans les autres pays cette question du climat restait encore bien peu explorée.
Ils étaient tous là, arrivés à l’aéroport international avec leur service de sécurité. Les G20 en tête, accourus pour voir ce qui se passait en Syrie, sans vouloir y pénétrer vraiment - tant ils avaient peur des ruines, des snipers, des bidons de TNT qui tombaient sur les villes - mais, venant là, tout proche, dans ce territoire incertain, ils pensaient comprendre la situation et la résoudre rapidement à leur avantage.

5
L' ENVOL des PETITS PAPIERS

 

Capture papiers sepia